[Campagne]Ch.28: Les Enfers Lunaires

Auteur: eliane_jaulmes <jaulmes_at_...>
Date: Wed, 14 Jan 2004 16:36:11 -0000


Et voilà le dernier chapitre de ce compte-rendu de campagne. Il est un peu plus long que les autres car il était difficile de le scinder en deux.

Bonne lecture !

Rappel :
Présentation de la campagne :
http://fr.groups.yahoo.com/group/Glorantha_VF/message/8329 Chapitre précédent :
http://fr.groups.yahoo.com/group/Glorantha_VF/message/9274

Les héros s'élancent sur les courants célestes, guidés par le navire de Dormal. Le flot d'étoiles qui les entoure s'amenuise au fur et à mesure de leur progression. Le Bateau-Lune tangue sur les mers des cieux. Comme impassible devant ces remous cosmiques, le navire de Dormal trace sa route droit vers le croissant rouge qui brille au loin. Brusquement, une forte vague secoue les deux embarcations et les marins se raccrochent tant bien que mal aux cordages pour ne pas tomber dans les abîmes célestes. Devant eux, le mince arc rouge est devenu une grande boule brillante. Elle illumine le ciel de sa lumière carmin. L'astre grossit à vue d'oeil et les héros peuvent bientôt apercevoir les terres déchiquetées qui forment le paysage lunaire. Le navire de Dormal s'immobilise à quelques encablures du sol. Les marins saluent une dernière fois leurs libérateurs. Ils ne peuvent malheureusement les accompagner plus loin. Au-delà commencent les terres de Sédénya et leur magie ne peut les protéger de ses maléfices. Le bateau fait lentement demi-tour et repart vers les
étoiles. Ses voiles majestueuses claquent dans les vents célestes. La
petite silhouette du navire disparaît brutalement au moment où l'embarcation franchit à nouveau le voile lunaire.

Le Bateau-Lune se retrouve seul, flottant doucement au-dessus des terres lunaires désolées. Le paysage est lugubre, baigné dans une lumière sanglante. Des rochers déchiquetés se dressent dans le ciel. Des abîmes sans fond s'ouvrent dans le sol. Les voiles du navire pulsent étrangement. Ici, la magie lunaire est puissante. Le capitaine Yar Andaros n'a aucun mal à naviguer entre les pics découpés. Brusquement, le paysage s'assombrit devant eux. Les terres qui leur font face sont plongées dans les ténèbres. Un vent glacial souffle sur le pont et les héros ne peuvent s'empêcher de frissonner. Ils viennent d'atteindre la limite entre les deux moitiés de la lune. Derrière eux brillent les terres rouges. Devant eux commence l'obscurité. Les rochers noirs acérés représentent un danger mortel pour la mince coque de roseaux. Le Bateau-Lune vire de bord avant de pénétrer sous le voile de ténèbres. Il longe la ligne de séparation, car d'après la vision de Calliope, la Porte Carmine se trouve quelque part sur cette étrange frontière. Les falaises décharnées défilent de chaque côté, baignées de rouge ou de noir.

Bientôt, un roc plus élevé que les autres se dessine devant la proue du navire. Une porte gigantesque flotte à son sommet. Elle tourne doucement sur elle même dévoilant tantôt une face rouge, tantôt une face noire. Ses deux montants sont des piliers de pierre gravés de femmes à tête d'araignée et d'araignées à tête de femme. Le Bateau-Lune accoste doucement près du portail. Dans le ciel à la verticale de la porte s'étalent Glorantha et l'Empire Rouge. En plein milieu de ce paysage renversé se dessine le cercle du Cratère. Lorsque les héros lèvent les yeux dans cette direction, ils sont pris de vertiges et de nausées et détournent rapidement le regard. La lente révolution de la porte continue inexorablement. Les battants sont clos. Ils sont faits de morceaux de métal rouge et noir qui esquissent des visages déformés et grimaçants. Du côté rouge, la porte rayonne d'une lumière carmin et dégage une forte chaleur ; du côté noir, elle projette un voile de ténèbres et souffle un air glacé.

En observant le roc rouge qui sert de support au portail, Ambroise pousse une exclamation de surprise. Un reste de pentacle malkioni est encore dessiné dans la poussière rouge. Le sorcier reconnaît immédiatement le tracé invoquant la magie de son ordre. Quelqu'un a
été découpé ici même selon les Saints Préceptes du Grand
Chirurgien. Pourtant, le dessin est légèrement inhabituel. Une magie supplémentaire est liée au pentacle, une voie étrangère qu'Ambroise a cependant rencontrée peu de temps auparavant, dans la clairière : la magie de la découpe de l'âme. Curieusement ce dernier sortilège ne semble pas avoir été encore activé.

Les héros descendent du navire et s'approchent de la Porte Carmine. L'atmosphère oppressante de la lune s'abat sur leurs épaules au moment où ils mettent le pied sur le bloc de roche rouge. Les yeux des immondes créatures ornant les piliers semblent fixés sur eux et ils ont l'impression d'être observés par une entité mauvaise et menaçante. Leur magie est faible et ténue. Ils sont sur le domaine des forces de la lune. Cependant, Aldharyk et Calliope sentent que l'aura de la Mort rayonne de la porte. À cet instant, les formes sur les piliers semblent s'agiter. Les silhouettes gravées dans la pierre se détachent et se matérialisent près de la porte. Ce sont d'horribles araignées à tête humaine accompagnées de daïmones à six bras possédant une tête arachnoïde. Les monstres s'élancent vers les héros en ouvrant leurs bouches avides. Des torrents de feu s'en déversent, qui fusent en direction du navire et des marins. Pendant ce temps, les femmes aux bras multiples lancent des filets de toile pour emprisonner ceux qui ont déjà pris pied sur le rocher.

Fédarkos se rue sur les créatures en hurlant à Calliope et Aldharyk : ``Dépêchez-vous d'ouvrir la porte ! Nous allons essayer de retenir ces monstres !''. Les deux héros se précipitent vers l'immense portail, contournant la mêlée et esquivant les jets de flammes. Ils s'arc-boutent contre les vantaux, en une réminiscence de l'ouverture des Portes de Ty Kora Tek. Ne sont-ils pas déjà une fois entrés dans les Enfers ? Hélas, rien n'y fait. Ils essayent tout d'abord la porte rouge, puis la porte noire, mais toutes deux restent inexorablement closes.

À ce moment, un frisson leur parcourt l'échine. Une attention s'éveille. Une sombre présence vient se pencher sur eux, un esprit puissant et maléfique. Ils courbent les épaules sous le poids de ce regard inhumain. À l'horizon, une immense montagne déchiquetée commence à s'animer. Elle déploie de grandes pattes minces et velues et dresse une tête hideuse vers le firmament. Les héros se figent un instant devant cette vision de cauchemar. L'araignée titanesque se dresse lentement au-dessus des collines et des vallées lunaires. Énéric s'étrangle de fureur et de peur. La terrible Dévoreuse de Chevaux, Yara Aranis, la gardienne des frontières de l'Empire, s'est éveillée. Un cri de rage inhumain se répercute sur la plaine lunaire comme la déesse aux huit pattes prend conscience des intrus qui tentent d'ouvrir la porte laissée à sa garde. L'appel de Yara Aranis est repris en choeur par les femmes-araignées. Les guerriers tombent à genoux en se tenant les oreilles. Du sang coule sur leurs mains. L'un des sorciers s'embrase dans un grand jet de flamme jailli de la bouche féminine de l'une des araignées. Plusieurs Pentiens titubent et basculent dans l'abîme insondable qui s'ouvre au bord du roc. Calliope a appelé la paix de Lynkha sur Aldharyk et sur elle. La main de sa déesse les protège encore faiblement des assauts du cri maléfique. Les deux héros échangent un regard : dans quelques instants, la déesse sera sur eux et tout sera fini.

Au milieu de l'horreur et du chaos, à cet instant où les destinées se nouent, le doigt de Sagesse de Lynkha se pose sur la vieille philosophe. Calliope perçoit la solution. Il ne faut pénétrer ni par la face noire, ni par la face rouge, mais par les deux en même temps ; car sur la lune le chemin droit n'est pas celui qu'il paraît et l'entrée des enfers se dresse à la croisée des routes. Le sol tremble sous les pattes gigantesques de la Dévoreuse, tandis que les deux héros se positionnent de part et d'autre de la Porte Carmine. Ils appellent ensemble les secrets de la Mort Droite et de la Mort Courbe, posant chacun une main sur les vantaux opposés. Une lumière blanche éclatante illumine la lune. Un silence terrible tombe sur la plaine et les portes s'ouvrent sans un bruit. Les héros se précipitent dans l'ouverture aveuglante, poursuivis par la fureur impuissante de Yara Aranis. Au même moment, le Bateau-Lune, sa mission accomplie, bondit vers le ciel pour échapper aux araignées.

Tout disparaît dans la lumière.

Lorsque l'éclat s'estompe, les héros se tiennent en bordure d'un superbe jardin, aux fleurs colorées et aux plantes luxuriantes. L'herbe est verte, l'endroit est éclairé d'une douce lumière dorée. Des fragrances parfumées imprègnent l'air. Quelques chants d'oiseaux se font entendre au loin, mêlés d'une douce musique.

Ils se tiennent au bord d'une allée de gravier qui serpente entre les bosquets de fleurs. Des fontaines finement ciselées font jaillir une eau pure et cristalline. Au loin, ils aperçoivent la silhouette
élancée d'un magnifique palais de marbre blanc. Des rires et des
chants se font entendre dans cette direction. Au-dessus de leurs têtes, le ciel est d'un rouge intense. La lumière dorée qui baigne le jardin semble provenir du palais.

Les héros jettent des regards alarmés aux alentours. L'instant d'avant le chaos se déchaînait autour d'eux. Comment une telle oasis de beauté peut-elle exister dans les enfers ? Sont-ils au bon endroit ? Des pas font crisser les graviers. Les guerriers portent immédiatement la main à leurs épées. Avec stupéfaction, ils voient une jeune fille qui s'approche d'eux sur le chemin. Elle est vêtue d'une longue robe blanche et marche pieds nus. Ses cheveux blonds sont dénoués et lui tombent jusqu'à la taille. Lorsqu'elle s'arrête devant eux, ils remarquent qu'elle est encore presque une enfant. Ses formes féminines commencent tout juste à s'épanouir, premiers témoins de sa beauté future ; mais c'est son visage qui accroche aussitôt l'attention des héros. Ses traits, indubitablement féminins, sont pourtant ceux de Bélintar. La jeune fille les salue gracieusement d'une révérence et s'adresse à eux d'une voix mélodieuse. ``Bienvenus à vous, nobles guerriers. Je me nomme Innocence et j'ai été envoyée pour vous guider. Venez. Vous êtes attendus au palais.''

Sans attendre de réponse, la jeune fille prend le chemin du château de marbre blanc. Les héros hésitent un instant, figés de stupeur. L'enfant se retourne et leur fait signe de la suivre. ``Ne craignez rien. Vous verrez. Mes soeurs sont au palais.''

N'ayant pas d'autre choix, le petit groupe emboîte le pas de l'étrange jeune fille. Ils arrivent aux portes du palais et gravissent un somptueux escalier de marbre. L'entrée est grande ouverte et n'est pas gardée. Les corridors à travers lesquels Innocence les guide sont déserts. Par les fenêtres du palais, le spectacle qu'ils entrevoient fugitivement est fort différent de celui des jardins. Ce ne sont que mers de lave et fragments de pierre dérivant à la surface. Des corps maudits baignent dans les flammes. Des prisonniers sont attachés sur des rochers acérés. Des lames transpercent leurs corps, tandis que d'autres brûlent dans des brasiers éternels. Un ciel noir et sans astre recouvre ce paysage de mort.

Les héros échangent des regards alarmés. Leurs mains sont crispées sur leurs armes et ils se tiennent prêts à dégainer au moindre signe de traîtrise. Ils arrivent près de deux grands vantaux d'or qui s'ouvrent silencieusement à leur approche. Ils débouchent dans une immense salle coiffée d'une coupole d'un rouge intense. Le sol est de marbre blanc. Le plafond est soutenu par de grandes colonnes de porphyre. Elles sont finement ouvragées, gravées de corps féminins et masculins entrelacés. Au fond la pièce, rehaussé de quelques marches, se dresse un trône somptueux orné de rubis et surmonté d'un dais de velours. Assise sur le trône, une grande femme à la peau rouge, habillée de pourpre et de carmin, les regarde s'avancer, les yeux rivés sur eux. Son visage est
écailleux et deux petites cornes dorées se dressent devant la
couronne qui lui ceint le front. À ses pieds est assise une femme blonde resplendissante. Elle tient une harpe d'argent dans ses mains et un sabre est posé sur ses genoux. De nombreuses prêtresses de la lune sont regroupées près de grands braseros, derrière les colonnes. Elles chantent une douce mélopée tout en versant des huiles parfumées dans les flammes. Certaines lèvent des pierres cristallines au ciel avant de les plonger dans des vasques fumantes.

Les héros se figent devant ce spectacle. Innocence s'avance et va rejoindre ses cinq soeurs qui se tiennent sur la gauche du trône. Elles sont vêtues de la même robe blanche que leur cadette. Leurs visages reflètent les différents âges de la vie mais toutes ont les traits de Bélintar. Calliope comprend que le rituel des lunaires touche à sa fin. Six mères sont rassemblées ici même. Il ne manque que la septième. Énéric darde son regard noir sur la femme armée du sabre. Des sentiments contradictoires se bousculent en lui comme est enfin venue l'heure de sa confrontation avec Jar Eel. Un grand piédestal ouvragé à droite du trône attire quant à lui l'attention d'Ambroise. Un très ancien grimoire est ouvert sur le présentoir et le sorcier reconnaît immédiatement le Livre Sacré de son ordre.

La grande femme écailleuse se lève et leur fait signe d'approcher. ``Entrez, entrez. Nous vous attendions.'' Sa voix est légèrement sifflante mais mélodieuse, presque envoûtante. ``Désirez-vous quelques rafraîchissements après votre éprouvant voyage ?'' Elle fait un léger signe de la main et des serviteurs vêtus de blanc arrivent, portant des plats chargés de mets somptueux. Ils offrent aux héros des boissons exotiques et de la nourriture parfumée. Ils leur portent des coussins de soie pour qu'ils puissent s'asseoir. Ils les éventent avec de grandes plumes soyeuses. Les héros refusent de toucher quoi que ce soit et se tiennent debout ensemble, au centre de la pièce. La grande femme rouge les regarde avec un demi sourire.

Les femmes au visage de Bélintar se tournent d'un même geste vers le groupe médusé et saluent les compagnons. ``Je suis heureux que vous soyez là.'' Leurs voix unanimes s'unissent et les héros reconnaissent les inflexions de la voix du Pharaon. Effrayés, désespérés de sortir de ce piège odieux, les compagnons tentent de faire appel à leurs pouvoirs ou à leurs magies mais ceux-ci restent muets. La reine
écailleuse éclate de rire devant leurs efforts futiles. ``N'essayez
même pas ! Ici, il n'y a pas d'autres dieux que ceux de la Lune, pas d'autres esprits que ceux de la Lune, pas d'autres lois du monde que celles de la Lune. Pauvres fous ! Vous êtes au coeur de la Lune, vous êtes entièrement en Son pouvoir.'' Elle contemple un instant les mines décomposées des héros en savourant sa victoire. Ceux-ci sentent leurs derniers espoirs les abandonner comme ils prennent conscience de la vérité de ses paroles. La voix de la femme rouge se fait méprisante. ``Que croyiez-vous donc ? Que vous pouviez pénétrer ici même à notre insu ? Sots que vous êtes ! C'est nous qui vous avons fait venir. Nous avons suivi vos moindres mouvements et nous n'attendions plus que vous pour terminer notre rituel. Ici, nous guérissons le monde de sa folie.''

Les six Pharaons sourient négligemment à ces mots, puis expliquent en se tournant vers les héros. ``Elle veut dire qu'ici ils prennent les Dieux, les Esprits, les Saints et en font des créatures lunaires.''

``Silence !'' rugit la femme. ``En ces lieux sacrés, nous leur apportons paix et guérison, grâce au pouvoir de la Déesse.''

Calliope s'avance alors de quelques pas et lance d'une voix de défi. ``Vous voulez dire que vous les pervertissez pour en faire vos propres créatures, des pantins qui n'obéissent plus qu'aveuglément aux ordres de la lune !''

Les yeux froids de la grande femme se posent sur l'insolente. ``Nous leur ouvrons les yeux pour qu'ils puissent contempler la toute puissance de la Déesse.''

À cet instant, Jar Eel se lève lentement. Elle pose délicatement sa harpe d'argent sur les marches de marbre et glisse le sabre à sa ceinture. ``Et nous sommes justement rassemblés ici pour terminer la guérison du Pharaon. Il ne manquait plus que vous.'' La grande guerrière s'approche des six femmes et les présente les unes après les autres. ``Vous connaissez déjà Innocence. Voici Sapience, Violence, Patience, Souffrance et la Part Secrète. Il ne manque plus que Celle-Qui-Attend. Un ou une initié du culte peut remplir ce rôle, de même que tout Champion du tournoi, car chacun d'eux possède un morceau du Pharaon. N'importe lequel d'entre vous fera l'affaire.'' Son regard balaye le groupe de héros en s'arrêtant une fraction de seconde sur Énéric. ``Une fois que le rituel sera complété, une version féminine de votre Pharaon verra le jour. Une telle Reine-Déesse sera une bénédiction pour le Pays Saint. Il sera dirigé d'une main ferme mais douce. Sa culture sera respectée dans la Passe et dans l'Empire. La paix viendra et une nouvelle ère commencera dont l'alliance avec l'Empire sera la première pierre.''

Aldharyk s'insurge à ces mots. ``Le Pays Saint était en paix avant que l'Empire Lunaire ne vienne porter la guerre à ses frontières !''

Jar Eel fait volte face et toise le thane d'un air méprisant. ``Nous avons apporté la civilisation en Tarsh. Bientôt les barbares de Sartar cesserons de lutter contre le progrès. Le Pays Saint se rangera aux côtés de la Déesse avec son Pharaon. Nous n'apportons pas la guerre mais offrons un moyen de l'éviter. Cette fois, il ne sera pas nécessaire de verser le sang.''

``Pourtant, du sang n'a-t-il pas déjà été versé lorsque vous avez lâchement assassiné les sorciers de mon ordre ?'' intervient Ambroise.

Jar Eel hausse les épaules avec une moue méprisante. ``Il y aura toujours des réactionnaires et des bornés pour entraver les progrès de la civilisation. Certaines pertes sont inéluctables, nécessaires même. Les autres connaîtront la liberté et la prospérité.''

Énéric s'avance en toisant la guerrière blonde.``Peuh ! Quelle liberté sous le joug de la déesse lune ? Je ne veux pas de cette liberté là ! Je veux pouvoir galoper librement dans les plaines sans aucune femme pour ordonner ma vie.'' Le guerrier crache à terre et Jar Eel porte la main à son sabre. Ses yeux foudroient le cavalier et la rage se lit sur son visage.

La grande femme rouge descend les quelques marches du trône et pose une main conciliante sur l'épaule de la guerrière. ``Paix ! Nous sommes tous réunis ici pour tourner une page de l'histoire et conduire les peuples de Glorantha vers une ère nouvelle. Nous ne sommes pas ennemis ! Tous, nous voulons la paix. Vous êtes venus chercher votre Pharaon et vous pourrez repartir avec lui. Finalement, nous oeuvrons pour la même destinée.''

Les yeux de Fédarkos brillent d'une rage noire en entendant ces paroles trompeuses. ``Fourbes promesses ! Tout cela n'est que mensonge et vous le savez ! Vous ne pensez qu'à faire de nous vos esclaves. Irripi Ontor, votre soi-disant sage, a trahi Lhankor Mhy et vous ne faites que bafouer à sa suite la pureté de la Vérité.''

Les yeux de la femme rouge brillent d'un éclat mauvais. Un ricanement dédaigneux s'échappe de ses lèvres. ``À quoi bon convaincre des barbares tels que vous de la grandeur de la Lune. Enfin, peut-être
écouterez-vous votre Pharaon quand le rituel aura été accompli.'' Son
regard balaye avec arrogance le groupe de héros rassemblés. ``Vous avez perdu, pauvres imbéciles, et maintenant la volonté de la Lune va s'accomplir.''

À cet instant, les Pharaons reprennent la parole. ``Mais vous aussi, ma chère Grande Soeur, avez commis plusieurs erreurs,'' susurrent-ils d'une voix douce.

La femme rouge se tourne brusquement vers les six mères et les toise du regard. ``Ici, habités par la Lune, nous ne pouvons commettre d'erreur.''

Les six Pharaons se rapprochent des héros avec un léger sourire sur le visage. ``Vous cherchez à me découper et à me recréer à l'image de votre déesse, mais je dispose maintenant de mes propres Sept Mères, qui pourraient bien me redonner forme comme je le désire et non comme vous le désirez. Car tous sont en moi, et je suis aussi en eux, qu'ils le veuillent ou non.'' Les femmes viennent se placer en face du groupe des initiés et des Champions. L'une après l'autre, elles énumèrent : ``Vous avez Yanafal Tarnils ; j'ai mon dirigeant, maître des Deux Morts,'' dit Violence en montrant Aldharyk. ``Vous avez votre mère, liée à la terre ; j'ai ma mère compréhensive.'' À ces mots, Patience pointe le doigt vers Calliope. ``J'ai mon Sage qui vénère plus l'écrit que la haine,'' ajoute Sapience en indiquant Fédarkos. ``J'ai celui qui vit par la violence et ne m'aime pas.'' Souffrance fait un geste en direction d'Énéric. ``Aussi utile que les autres, pour me faire souffrir et me mépriser, car j'ai failli à mon devoir en le protégeant et il est en droit de me mépriser.'' Au moment où le fragment de Bélintar prononce ces mots, le cavalier aperçoit du coin de l'oeil une ombre inhumaine se glisser vers lui, comme une coulée d'obscurité. ``J'ai mon sorcier, lié aux Uz et possédant des secrets inhumains que vous ne connaissez pas,'' continue la Part Secrète en tendant le doigt vers Ambroise. ``J'ai mon Innocence, bien que la mienne soit plus bestiale que la votre. À tout prendre, je préfère cela,'' annonce la jeune fille qui les a accueillis au jardin en s'approchant d'Hybban. ``Et j'ai Celle-Qui-Attend,'' concluent les six femmes de concert en montrant Mycénia restée silencieuse jusqu'à présent. ``Qui complète les sept.''

Au moment où le doigt du Pharaon se tend vers lui, chacun des héros ressent de légers picotements lui parcourir le corps. Ils se sentent emplis d'une force nouvelle et comprennent avec stupeur et
émerveillement qu'une partie de leur magie leur est revenue. La vertu
dont ils ont fait preuve au cours du Tournoi des Maîtres de la Chance et de la Mort est apparemment entrée en résonance avec la présence du Pharaon. Elle pulse maintenant dans leurs corps prête à jaillir à nouveau pour servir Bélintar.

Jar Eel a regardé toute la scène avec un sourire narquois. Elle fait mine d'applaudir le spectacle et reprend, moqueuse : ``Beau discours, Bélintar, mais ici vous êtes tous en notre pouvoir.''

Pendant ce temps, Énéric a fait quelques pas en arrière et regarde, méfiant, autour de lui. L'ombre s'approche de lui. Elle a les traits de Bélintar et murmure à son oreille. ``Je sais ce que tu veux. Je sais ce que tu penses de moi. Écoute-moi, je peux t'offrir certains de tes désirs. À son coeur à elle je n'ai pas accès. Par contre, je connais un ancien guerrier qui échappe à leur pouvoir à cause de son
étrange magie. Désires-tu que nous libérions le Dragon Noir ?
Bientôt, elles relâcheront leur emprise, les chaînes d'argent se fendront et elles périront.'' Énéric serre les lèvres. La proposition est tentante. Il tient enfin entre ses mains le moyen de se venger de Jar Eel. Cependant, il sait au fond de lui que l'ombre lui propose la trahison. Peut-il vraiment sacrifier ses compagnons, sa tante ? Mis devant ce choix déchirant, le cavalier écoute finalement son coeur. Se tournant vers l'ombre, il secoue la tête et rejette sa proposition. La coulée obscure pousse un grognement de dépit et reflue en direction de Valdamen. Le cavalier fronce les sourcils mais son attention est de nouveau attirée par la scène qui se joue près du trône.

Les six femmes reprennent la parole en se tournant vers Jar Eel. ``Ah, mais je vais me reconstituer quand même : le moment est venu, enfin. C'est qu'il y a des choses que vous ne savez pas.''

Grande Soeur s'approche, impérieuse. ``Ici, nous savons tout.''

Les Pharaons secouent doucement la tête. ``Nous possédons des pouvoirs que vous ne maîtrisez pas.''

Jar Eel coupe sèchement. ``Ici, nous maîtrisons tout.''

Les six têtes se tournent vers la guerrière d'un même mouvement. ``Que non ! Sheng Séléris n'a-t-il pas résisté à tout ce que vous lui avez fait subir ? Moi-même, je ne me suis laissé prendre que pour mieux vous détruire de l'intérieur.'' Les Pharaons tendent un doigt vers le sac contenant l'Orbe de l'Ultime Recours, qui pend à la ceinture d'Ambroise. ``Voyez ceci : un fragment de la création primordiale, enfoui dans une une gangue d'adamante.''

Jar Eel s'approche du sorcier. Sa voix trahit pour la première fois une légère hésitation. ``Bel objet et je l'avais déjà vu. Mais il n'est pas possible d'en faire quoi que ce soit.''

Du coin de l'oeil, Énéric croit apercevoir un mouvement dans l'ombre. Il jette un regard vers l'endroit où se tenait le bouffon et ne le voit plus.

Les six Pharaons continuent sans se troubler. ``Ici, vous enfermez les dieux, pressurez les esprits, torturez les saints et Glorantha elle-même ; mais deux entités échappent à votre pouvoir.''

``Ici, nul ne le peut !'' intervient Grande Soeur. La colère se sent dans ses paroles et le doute se lit sur son visage.

Les six femmes tendent le doigt vers Ambroise. ``Ah, pourtant les dragons, eux, savent comment faire...''

À cet instant, Valdamen bondit de l'ombre qui l'enveloppait et arrache la bourse qui pend à la ceinture du sorcier. Avant que personne n'ait pu faire un geste, il sort l'Orbe noir de son enveloppe de cuir et le gobe. Pendant un instant, tout le monde observe le bouffon avec stupeur. Puis, soudain ce dernier est pris de convulsions. Il tombe à genoux et se tord au sol en gémissant. Dans un grand haut-le-coeur, il recrache l'Orbe qui se brise en tombant sur les dalles. Un minuscule dragon noir s'en échappe et se faufile derrière un pilier. Grande Soeur laisse échapper un cri de stupeur. Jar Eel dégaine son sabre et bondit à la poursuite de l'animal pendant que Valdamen reste à hoqueter sur le sol de marbre.

Les six Pharaons reculent vers le fond de la salle. Leurs voix s'amplifient au fur et à mesure. ``Les dragons... et les géants aussi. Nous allons assister à un acte impossible : une nouvelle création.''

Sur le sol, le pauvre bouffon gonfle à vue d'oeil. Le dragon noir jaillit de derrière la colonne. Il dépasse déjà en taille tous les héros et continue de grandir. D'un coup de sa queue dentelée, il envoie Jar Eel rouler au sol. La guerrière se reçoit souplement et se relève dans le même mouvement. Pendant ce temps, le dragon bondit vers Valdamen qui se redresse. L'Eurmali est méconnaissable. Il ne cesse de grossir et de grandir. Bientôt sa tête touche le plafond. Un combat titanesque s'engage entre le dragon et le géant. La queue du reptile brise l'une des colonnes et les morceaux de pierre rouge chutent avec fracas. Les héros reculent en s'abritant. L'Eurmali roule à terre sous l'impact du dragon et va fracasser le trône royal. Il se relève d'un bond qui ébranle le sol et se précipite sur son noir adversaire. Ses mains noueuses enserrent le cou du dragon qui se débat en balayant la salle de sa queue écailleuse. Les deux combattants enlacés continuent de grandir au cours de leur lutte. Le géant courbe maintenant les
épaules sous le plafond de la haute salle. En se débattant, le dragon
brise la coupole rouge d'un coup de tête. Un vent terrible s'engouffre dans la pièce, balayant tout sur son passage, en hurlant et en sifflant. Des éclairs carmin zèbrent le ciel et un fracas de tonnerre vient couvrir le bruit de la lutte titanesque.

Les Enfers sont en train de se briser. Les morceaux chutent vers Glorantha. Le ciel s'écroule par pans entiers et des flammes embrasent le palais. Les héros sentent leur magie qui afflue. Le pouvoir de la lune est en train de reculer. Le chaos se répand autour d'eux. Des cris, des gémissements et des hurlements montent de toutes parts. Il faut fuir. Les compagnons courent de toutes leurs jambes vers les grandes portes d'or qui gisent défoncées sur le sol de marbre. Une pluie de pierre et de verre déferle sur eux et ils échappent de justesse aux énormes blocs de marbre qui manquent de les
écraser. Derrière eux, Grande Soeur appelle la toute puissance de sa
déesse et Jar Eel saute sur le dragon avec son sabre argenté. Ambroise profite de la confusion générale pour bondir vers le présentoir renversé. Il saisit le lourd grimoire de son ordre et se précipite à la suite de ses compagnons. Tous courent éperdument dans les couloirs ravagés du palais, incapables de reconnaître le chemin qui les a amenés jusqu'ici. Les murs s'écroulent sur leur passage, libérant des torrents de lave qui se répandent derrière eux. Des prisonniers, enfermés et torturés dans les sombres cachots lunaires depuis des siècles, sont libérés de leurs chaînes. Des êtres inhumains, des dieux oubliés, des essences maudites et des héros rebelles se dressent au-dessus des flammes et crient vengeance. À travers un mur éboulé, Énéric aperçoit la coupole brisée de la salle du trône. Dans le ciel rougeoyant, un immense cavalier au visage sombre se dresse derrière les ruines. Un éclat de haine et de folie brille au fond de ses yeux noirs. Au sommet de la coupole, une fine figure argentée brille au coeur de l'enfer. Elle lève son sabre en signe de défi et se précipite vers son terrifiant adversaire. Le cavalier sauvage lève ses deux mains au bout desquelles pendent encore deux chaînes argentées brisées. Il les fait tournoyer comme des fouets dans les airs et fauche Jar Eel au milieu de son saut. La guerrière tombe au sol et Sheng Séléris vient piétiner son corps. Un éclair argenté illumine un moment le sombre visage du cavalier. Une fine étincelle rouge s'échappe du corps brisé de la guerrière et fuse dans le ciel et hors de vue.

Un instant médusé, Énéric contemple l'implacable Sheng Séléris qui lance ses chaînes autour de lui, détruisant tout sur son passage. Les appels inquiets de ses compagnons le ramènent cependant au danger qui les menace tous et il reprend sa fuite. Derrière eux, d'autres créatures infernales émergent des prisons détruites : un homme à tête chevaline et un colosse noir et dentu, aux mains terminées de lames brillantes et acérées. Les héros sont loin de reconnaître toutes les horreurs qui se déversent sur le monde. Ils courent à perdre haleine et débouchent enfin dans les jardins qui les ont accueillis à leur arrivée.

Un calme irréel règne sur les massifs de fleurs illuminés par les flammes et la lave. Devant eux, baigné d'une lumière bleue, se tient un jeune homme blond, drapé dans une étoffe de soie blanche. Le Bélintar des légendes est de retour parmi eux. Les sept mères kethaéliennes ont accompli leur oeuvre et le Roi-Dieu a retrouvé son corps selon ses propres désirs et non selon les plans des lunaires. Les héros médusés s'arrêtent devant lui et les initiés tombent à genoux aux pieds de leur dieu. Bélintar leur fait signe de le suivre et les entraîne vers le fond du jardin. Là, une petite
étoile bleue brille dans le ciel écarlate. Elle ressemble à une sphère
translucide, étrangement lisse, comme une grande bille de verre. En s'approchant, les héros se sentent soulevés dans les airs et sont pris d'une intense sensation de vertige. Ils perdent conscience.

Lorsqu'ils rouvrent les yeux, ils sont allongés sur une douce herbe bleu sombre, baignée d'une lueur bleutée. Au-dessus d'eux, dans le ciel, le disque rouge de la lune est en train de se fendiller. Deux
énormes silhouettes se détachent à sa surface, continuant leur combat
titanesque : un colossal dragon noir et un géant monstrueux. Flottant faiblement dans les courants célestes, un petit navire à la coque de roseaux et aux voiles argentées tente d'échapper à la destruction de la lune. Il vient finalement s'échouer sur les rivages de l'étoile pharaonique. La voix de Bélintar retentit alors dans leur esprit à tous. ``Il est temps de repartir, moi et mon étoile, là où nous devons être.''

La vision de la lune en train de se désagréger rapetisse progressivement dans le ciel qui les surplombe. Elle finit par disparaître complètement et seule la voûte étoilée brille devant les yeux des héros.

Et les légendes racontent que l'étoile du Roi-Dieu réapparut de derrière la lune et vint se placer au-dessus de la Cité des Merveilles. Bélintar resplendissant en descendit dans un grand rayon de lumière bleue. Il habitait le corps de légende du jeune homme blond ayant émergé des flots trois cents ans auparavant sur les rivages de Choralinthor. Devant ce miracle, les citoyens du Pays Saint furent empli de joie et de ferveur. Bélintar lui-même prit la tête des armées et les massa aux frontières nord de Kethaéla.

Durant plusieurs jours, une aurore boréale dansa au-dessus du Cratère et personne n'osa s'approcher. La lune rouge disparut du ciel un bref instant, coupée du monde, et la Ligne Brillante s'estompa fugitivement. Personne ne put mesurer la durée précise de cette
éclipse, comme si le temps lui-même avait été un moment suspendu. Tous
les magiciens lunaires présents dans la Passe périrent en cet instant fatidique, privés de leur magie vitale. Les lunaires prétendent que leurs âmes furent aspirées dans la lune et qu'ils attendent là-bas l'heure de leur retour. Les rumeurs disent que l'Empereur Rouge lui-même fut pris de migraines et de cauchemars. L'armée gigantesque, rassemblée sous les ordres de Fazzur, ne parvint jamais aux frontières du Pays Saint. Une immense chaîne de bronze, tombée des cieux et portée par un souffle d'orage, s'est écrasée sur les soldats, décimant les rangs par milliers. L'invasion fut annulée et les troupes rappelées vers la défense de l'Empire.

                                Fin.

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